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Douze études pour avoir chaud l’hiver

pour contrebasse seule

dimanche 11 janvier 2015, par Valentin.

Ce recueil d’études pour contrebasse seule a été en grande partie rédigé pour mon propre usage ; je le publie dans l’espoir qu’il soit utile à d’autres débutants.

Ces quelques études ont été rédigées de décembre 2013 à octobre 2014, à mesure que je commençais à apprendre à jouer de la contrebasse, et afin de documenter ma propre progression (ce n’est pas la seule raison, comme on le verra). J’avais été tenté à l’origine d’en écrire deux par mois, mais l’on sait ce qu’il advient en général de ce genre de plans...

Ces pièces n’ont pas été créées.

Douze études pour contrebasse seule
Licence Art Libre, 2014, Valentin Villenave.

Historique

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Ma découverte de la contrebasse se raconte comme un malencontreux quiproquo.

Depuis une douzaine d’années, j’enseigne le piano dans une salle du conservatoire de Saint-Maur des Fossés1, qui sert habituellement aux cours de contrebasse. S’agissant d’un instrument, n’ayons pas peur des mots, encombrant2, le Conservatoire en conserve quelques exemplaires à la disposition des élèves : dans le grand placard de la salle veillent ainsi, solennellement alignées, une demi-douzaine de grands-mères en bois verni, hiératiques et silencieuses.

Ayant gardé de ma prime enfance une propension jamais démentie à mettre les mains là où il ne faut pas, c’est tout naturellement que je me suis retrouvé, au fil des années, à ouvrir le placard en loucedé ; tout d’abord sous un vague alibi pédagogique (de tous mes élèves successifs, il n’en est pas un qui n’ait eu droit à la séance de découverte de la contrebasse), puis pour une raison beaucoup moins avouable et donc beaucoup plus profonde : cela m’amusait.

Jusqu’au jour où, évidemment, ce qui devait advenir advint : je me fis gauler la main dans le pot de confiture — c’est-à-dire, les doigts sur les cordes de l’instrument, en flagrant délit de solo bidon en pizz. Le professeur de contrebasse (Hervé Moreau, ancien bassiste de rock, cheveux courts grisonnants dans sa combinaison de moto en cuir) avait justement choisi ce jour fatidique pour rattraper des cours, et venait donc s’approvisionner dans son placard usuel.

Pris la main dans le sac (c’est-à-dire sur les cordes, encore une fois), je ne pus que bredouiller la première excuse qui me vint (autre que « je glandouille avec une contrebasse parce que j’en ai sous la main et que ça me fait marrer ») : je ne me souviens plus exactement de quelle façon je suis parvenu à lui faire valoir que j’avais envers cet instrument un intérêt authentique et sincère (ce qui devait s’avérer exact par la suite, mais je l’ignorais alors) — je redoute même d’avoir laissé entendre que je voulais en faire depuis mon plus jeune âge, ce qui aurait été un mensonge éhonté : le piano est et demeurera toujours mon instrument, mon moyen d’expression, mon mode de vie, et il ne m’était jamais, au grand jamais, venu à l’idée d’en pratiquer aucun autre.

Les deux points essentiels que j’ignorais alors — mais que je n’allais point tarder à réaliser — étaient que, primo, Hervé n’est pas homme à se laisser effaroucher facilement, secundo, un professeur de contrebasse, comme pour d’autres instruments mal-aimés (notamment le tuba, dont je suis compagnon de route occasionnel), est toujours en quête de sang neuf :
— Pas de problème, tu peux t’en servir autant que tu veux — me répondit-il — mais si cela t’intéresse vraiment, tu sais qu’on est toujours ravi d’accueillir des élèves adultes dans la classe ?
Pris à mon propre piège, je ne pus qu’acquiescer :
— Aaah... Mmmaimaimais voilà qui est intéressant... Il va vraiment falloir que j’y réfléchisse alors...

* * *

Soyons honnêtes : je n’avais absolument, de près ou de loin, pas la moindre intention d’apprendre ni de pratiquer la contrebasse.

Et encore moins, puisqu’il sembla vite que ce serait le principal point d’achoppement, d’apprendre à jouer de la contrebasse à l’archet. Faire vaguement doum-doum-doum en se la pétant jazzmen, certes, pourquoi pas. Jouer de la musique — un mot qui depuis toujours est resté pour moi confusément synonyme de piano — alors là par contre, comment dire : holà ! Tout doux ! Pas de ça Lisette ! Saute marquis ! et ainsi de suite.

Et pourtant. Ma vie ces dernières années n’a rien de particulièrement excitant. Je n’ai pas d’enfant, pas de métier véritable, pas de perspectives d’avenir, pas de projet exaltant. Je dois consacrer entre une vingtaine et une quarantaine d’heures par semaine à accomplir des réussites de jeux de cartes sur mon ordinateur (qui, comme moi, date du XXe siècle et accuse son obsolescence). Je me retrouve régulièrement à donner des coups de mains ridiculement fastidieux et harassants à des gens que je ne connais quasiment pas et qui n’en peuvent mais, à accepter des jobs épisodiques ridiculement mal payés et dans lesquels je ne me sens ni compétent, ni apprécié, ni utile, ou à m’absorber corps et âmes dans des tâches débilitantes et vétillardes — l’autre matin, j’ai ainsi passé plus de deux heures et demies à nettoyer une brosse à cheveux de ma femme, puis à en réaligner les picots un à un.

Non que cette manière de vivre me satisfasse ; souvent je me dis que mon temps pourrait décidément être employé de manière plus fructueuse, par exemple en rédigeant des babioles pour mon site ou des partitions (qui n’intéressent certainement que peu de monde, et même pas moi-même). Ou bien, puisqu’il semble acquis que je sois condamné à passer mon temps à me divertir en toute improductivité pour ne pas contempler de trop près le néant autour duquel mon existence se trouve advenir, je me plonge parfois dans des tâches destinées à exercer mon intellect (ou du moins ce que j’aimerais posséder en la matière) : l’espace d’un matin, la fantaisie me prendra d’acquérir des rudiments de swahili ; un autre jour je me mettrai en tête de maîtriser la syntaxe XSLT...

Alors bon, pourquoi pas la contrebasse, après tout.

Après deux ou trois ans de tergiversations, je pris donc rendez-vous avec Hervé Moreau pour quelques séances informelles d’initiation, sans oser lui dire (sous peine de passer pour le plouc que j’étais) qu’après tout, le jeu à l’archet ne m’intéressait aucunement.

Et c’est donc, tout naturellement, par là qu’il commença.

* * *

Un mot s’impose, à ce stade, sur la bonne fortune qui m’a conduit à me retrouver (for my sins, diraient les Anglais) avec, non pas un éléphant dans mon magasin de porcelaine, mais une contrebasse dans mon appartement — ce qui, somme toute, ne s’en éloigne pas tant que cela.

Ayant trouvé un magasin qui proposait des contrebasses en location, je posai la question à Hervé Moreau, qui me mit immédiatement en contact avec son collègue (et ancien professeur) Thierry Barbé, immense virtuose et contrebassiste de renommée internationale — et professeur titulaire non seulement au Conservatoire National Supérieur de Paris, mais aussi à Saint-Maur. Il arrivait à ce dernier de louer ou prêter des instruments à quelques élèves ; je me rendis donc chez lui, très intimidé et dûment muni d’un chèque conséquent.

Quinquagénaire dégarni et bonhomme, affable et généreux (mais n’anticipons pas), Thierry Barbé est de ces gens dont je ne parvieus jamais à savoir ce qu’ils pensent : selon votre degré de confiance en vous, son sourire patelin vous paraîtra accueillant ou impénétrable — j’oscille constamment entre les deux. Alors qu’il me remettait sans cérémonie une contrebasse, il interrompit son geste :
— Mais : il me semble vous reconnaître... N’êtes-vous pas pianiste accompagnateur, par hasard ?
J’ignorais que ma renommée se fût étendue jusqu’à la classe de contrebasse, dont je n’avais accompagné que quelques élèves une décennie auparavant. J’acquiesçai précautionneusement.
— Oh, cela pourrait m’intéresser ; que diriez-vous de travailler avec moi de temps en temps ?
Ne parvenant pas à mesurer le degré d’inadéquation infranchissable qui sépare le bricoleur que je suis de quelqu’un d’aussi expérimenté que Thierry Barbé, je m’empressai d’accepter de bon cœur, ravi de me sentir utile. Ce à quoi je ne m’attendais pas, c’est le sourire complice (quoique toujours impénétrable) qu’il m’adressa alors que je lui tendais mon chèque.

C’est ainsi que j’ai eu la chance de faire la rencontre de Thierry Barbé, et non seulement de travailler avec lui mais de découvrir, sans toujours comprendre exactement ce à quoi j’assistais, toute la richesse de la contrebasse en tant qu’instrument soliste : son expressivité, sa plasticité, sa douceur familière, la diversité de ses moyens et de ses langages, voire — mais nous y reviendrons dans un prochain article — sa technique.

Et le chèque ? À ce jour et alors que je travaille avec lui depuis plus d’un an, je crois qu’il ne l’a toujours pas encaissé.

* * *

C’est donc muni d’une contrebasse chez moi (et d’un archet véritable, dans un antique étui en bois muni d’une étiquette de l’Opéra de Paris, où Thierry Barbé officie en tant que supersoliste), que je pris part à ma première leçon auprès d’Hervé Moreau.

Un peu comme les deux ou trois fois dans ma vie où je me suis retrouvé à assister à un office religieux, j’avais pris le parti de ne pas manifester ma désapprobation de façon trop ouverte ou prématurée, mais d’afficher au contraire une ouverture d’esprit de bon aloi3.

Hervé Moreau possède une façon très particulière de présenter la technique de contrebasse : « La contrebasse, me déclara-t-il, est un instrument zen. » Il forma alors un cercle avec chacune de ses deux mains, paumes vers le plafond, en jnana mudra... puis, sans rompre l’arrondi du pouce, plaça sa main gauche sur le manche de l’instrument et sa main droite sur la hausse de l’archet.

Quelques instants plus tard, c’était à moi de poser l’archet sur la corde puis de déplacer les crins... en obtenant exactement l’effet déplorable (« crrrrrrr-rrr-rr-rr ») que j’avais escompté — j’ai accompagné dans ma carrière trop d’élèves débutant en violon, alto ou violoncelle pour me faire la moindre illusion. Ce que je n’avais pas prévu, c’est ce qui advint à cet instant précis : Hervé se saisit de l’archet par l’autre extrémité (la pointe), et commença à guider mon geste sans que je ne le lâche.

Immédiatement, la corde se mit en mouvement ; le son qui en sortit était ample, noble, grave et ferme : en un mot (que je n’emploie jamais), il était beau. Et je continuais de laisser l’archet se mouvoir, d’abord d’une façon entièrement nouvelle et inhabituelle pour moi, puis avec un peu plus d’assurance. Complètement désemparé par cette situation dans laquelle je me sentais à la fois entièrement impuissant mais en même temps sur le point de découvrir quelque chose d’entièrement nouveau, je finis par regarder ma main — depuis un moment déjà, Hervé avait laissé l’archet lui échapper, et j’étais en fait seul à jouer sous son regard approbateur et indulgent, comme celui d’un père qui, cessant discrètement de pousser son enfant sur son vélo, le regarde s’éloigner, en équilibre sur deux roues pour la première fois.

Quelque chose venait de se produire.

Pour la première fois depuis vingt ans, je venais d’entamer un nouveau cursus musical.

Et, pour la première fois depuis dix ans, j’allais me précipiter de découverte en découverte.

Description

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Avertissement : comme toujours, les quelques indications qui suivent ne sont livrées qu’à titre de curiosité, et ne sont pas nécessaires à la compréhension de la partition !

De même que le voyageur arrivé dans un pays exotique s’extasie, de façon éminemment ridicule, sur la moindre pierre au bord de la route, celui qui débute un nouvel instrument connaît une phase d’émerveillement dans laquelle on peut lui faire jouer à peu près n’importe quoi, quelle qu’en soit la qualité musicale : ainsi, j’ai passé un an à arpenter en tous sens la méthode Nanny comme s’il s’agissait d’un recueil inédit de Chopin, et je suis en ce moment même en train de travailler avec beaucoup d’allégresse l’étude de Gregora/Simandl sous le regard goguenard de Thierry Barbé pour qui ce répertoire est du plus éculé. Je n’en ai cure : le simple fait d’émettre des sons, et de m’approprier des gestes instrumentaux (éventuellement) expressifs, me remplit de joie.

Cette constatation, que j’ai pu établir moi-même de nombreuses fois en tant que professeur, s’accompagne d’un corollaire : passée la phase de découverte, advient une phase que l’on pourrait dire « de consolidation » et qui, elle, représente le passage le plus ingrat pour un nouvel élève : nombreux sont ceux et celles sur qui le découragement s’abat en deuxième ou troisième année de piano.

Je me connaissais trop bien pour ne pas m’attendre à un retour de balancier dépressif et désabusé (probablement, pensais-je alors, aux alentours de mon troisième mois d’apprentissage), et j’étais trop lucide sur ma propre faiblesse de caractère pour ne pas savoir que ce découragement, quand il adviendrait, ne manquerait pas de me conduire à abandonner purement et simplement mon apprentissage.

Les présentes études sont le résultat de ce calcul : non pas, comme je l’ai souvent dit (et c’est d’ailleurs vrai à la marge), parce qu’elles me servirent à jauger et documenter ma propre progression... Mais parce que je savais que je ne pourrais que finir par décevoir, comme tous mes autres pères spirituels d’adoption précédents, mes deux professeurs qu’étaient Hervé Moreau et Thierry Barbé. Et que lorsque ce jour adviendrait4, et que j’abandonnerais la contrebasse de mon propre chef ou que, plus probablement, mon absence de progrès les conduirait à se détourner de moi... je pourrais au moins apaiser (un peu) ma conscience en leur offrant une partition pour faire amende honorable.

Je commençai donc à rédiger quelques études, en prenant pour point d’appui la méthode Nanny précitée : chaque position (à la contrebasse, l’on parlera plus volontiers de degré) successivement abordée me fournissant la matière à une nouvelle partition.

Étude 0 : les bottes en caoutchouc
Cette étude est ce que l’on pourrait appeler, d’un point de vue narratologique, une retcon. Hervé Moreau m’ayant recommandé de commencer par le deuxième degré (celui où la main gauche se place à un ton, et non un demi-ton, de la corde à vide), j’avais en fait rédigé l’étude suivante en premier, avec une écriture un peu plus personnelle et moins pédagogique (nous y reviendrons). Ce n’est que quelques jours plus tard que, découvrant maintenant le premier degré (celui où la main gauche se place au plus haut du manche, et où la tension entre les doigts se fait le plus sentir), j’eus envie de rédiger une nouvelle partition, plus facile et plus explicitement pédagogique — à un point qui confine presque à la caricature.

Tout comme la « liberté 0 » du Logiciel Libre, le numéro 0 de cette étude est donc dû au fait que je l’ai ajoutée a posteriori. Cependant, compter en commençant par zéro convient admirablement à mon tempérament de geek.

Ayant commencé l’étude précédente (voir ci-dessous) sur mi fa, je me sentis poussé à faire de même ici. Je me sers ici d’une écriture simplifiée à dessein, à commencer par :

  • la notation rythmique tout à fait élémentaire (des noires et quelques croches),
  • la polarisation du langage (incluant même une modulation à la quinte),
  • la division en carrures séparées par des doubles barres (j’imagine déjà le professeur conseillant à son élève d’apprendre « jusqu’à la deuxième double barre pour la semaine prochaine »),
  • et surtout la dichotomie, soulignée de façon peu subtile, entre l’écriture grave/pizzicato et médium/arco. Ce type de dramatisation simpliste du discours est un ressort pédagogique éculé, qui permet au professeur d’inciter l’élève à s’imaginer une confrontation entre deux personnages très différents : Les Entretiens de la Belle et la Bête, Goldenberg & Schmuyle, et ainsi de suite.

De façon tout aussi peu subtile, je brandis la pancarte sémiologique « attention, ceci est de la musique contemporaine » en utilisant un chiffre de mesure à 5 temps (en fait, la pièce est structurée en cinq carrures de cinq mesures à cinq temps, ce qui me permet de me rassurer moi-même en me disant que, même dans du répertoire pédagogique, je reste fidèle à mes obsessions) et en faisant intervenir un motif mélodique « 1 2 3 » (un demi-ton, puis deux puis trois), assez peu original mais se démarquant clairement d’un langage tonal ordinaire.

Étude 1 : les moufles
Le titre de cette étude m’évoque un souvenir d’enfance : dans le petit conservatoire que j’ai fréquenté un temps, le professeur chargé de diriger le (très médiocre) orchestre de cordes des débutants m’impressionnait toujours par sa patience, sa propension à tout prendre de façon positive, et son sens de l’humour : après une répétition où un malheureux mouvement d’après Haydn, dans un arrangement ultra-facilité, s’était vu impitoyablement massacrer, il était ainsi capable de lancer au pupitre des violons « Bon, on va reprendre du début... et cette fois on enlève les moufles ! »

Le 2 décembre 2013, alors que je commençais tout juste à apprendre la contrebasse, je fus frappé de voir qu’il me serait facile, avec le doigté rudimentaire que je venais tout juste d’apprendre (et grâce au fait que la contrebasse s’accorde en quartes), de jouer mon motif préféré sur quatre notes : mi fa la si ou son renversement mi fad lad si.

Ce motif m’accompagne depuis aussi longtemps que je puisse me souvenir ; adolescent, j’avais réalisé une musique de scène pour Le Songe d’une nuit d’été (sur des paroles traduites en français) exactement sur ces intervalles ; quelques années plus tard, c’est également lui qui allait sous-tendre, par exemple, l’air dit « des bijoux » dans mon premier opéra. Non pas que j’aie l’outrecuidance de m’en attribuer la paternité : on peut l’entendre de façon très marquante, par exemple, dans le Concerto pour deux pianos de Francis Poulenc5.

La coïncidence était d’autant plus appréciable que, depuis une douzaine d’années, je m’amuse précisément à commencer la plupart de mes partitions par les notes mi fa, qui correspondent aux initiales de ma femme. Je commençai donc à écrire une étude sur ce motif, avec des recombinaisons rythmiques et des méandres mélodiques comme à mon habitude — et même des pizz de main gauche, vers la fin, qui me valurent un coup d’œil goguenard d’Hervé Moreau. (À ce stade je n’envisageais aucunement d’adjoindre à cette petite partition d’autres études : c’est en voyant l’accueil enthousiaste que lui firent « mes » deux professeurs de contrebasse, que l’idée me vint.)

Il en résulte une petite pièce assez expressive quoique sans doute convenue, à laquelle je reste davantage attaché qu’à aucune autre dans ce recueil. Cependant ce reflet de mes idiosyncrasies a un prix : je pense que le texte, eu égard à son niveau technique qui est celui d’un débutant absolu, est écrit d’une façon bien trop complexe pour les élèves que l’on rencontre d’ordinaire à ce niveau (souvent très jeunes, même si c’est moins vrai pour la contrebasse que pour d’autres instruments).

Et cette tension (qui est celle de tout auteur s’essayant à écrire du répertoire pédagogique tout en tâchant d’être original et expressif) s’étend très certainement à bien d’autres des pièces suivantes. Alors que j’écris une bonne soixantaine de pièces pédagogiques chaque année pour mes propres élèves débutant(e)s, ces partitions pour contrebasse sont trop proche de moi pour que je puisse juger objectivement de leurs qualités musicales ou pédagogiques. En fait, il me serait tout bonnement impossible de garantir qu’aucune de ces études puisse être adaptée à quiconque d’autre qu’un quasi-trentenaire amateur de piano et de musique mollement contemporaine, démarrant la contrebasse par pur désœuvrement.

Et s’il est brun à lunettes, ça doit aider aussi.

Étude 2 : le gilet bleu à pois verts et à rayures rouges
Ayant abordé le premier et le deuxième degré (l’ensemble desquels formant ce que l’on appellerait la « première position » pour un autre instrument à cordes), il me restait à mélanger l’un et l’autre — et à découvrir de ce fait, ne serait-ce que de façon balbutiante, les joies du démanché.

Cette étude est une tentative d’explorer ce point technique de la façon la plus indolore possible, en ménageant de fréquents décrochages par les cordes à vide. Ce n’est pas innocemment que j’emploie ici ce champ lexical : si toute pratique instrumentale est ontologiquement une expérience physiologique et sensorielle, la contrebasse fait partie des instruments (contrairement au piano, sauf lorsqu’un abruti — brun à lunettes — décide de s’en servir pour se bousiller le poignet) dont l’apprentissage peut être physiquement douloureux. Ampoules aux doigts, risque de crispation sur l’archet, nécessité d’une force physique impensable dans les doigts de la main gauche (en particulier l’auriculaire)... Le chemin n’est pas aisé, et ne se parcourt pas sans laisser de traces — à commencer par la corne sur les doigts, qui met un temps désespérément long à se former et disparaît dès que l’on prend une semaine de congés.

Étude 3 : l’écharpe en tricot
Un exercice que j’ai passé des mois à répéter scrupuleusement, sur le conseil d’Hervé Moreau, consiste à jouer des cordes à vide en alternant avec l’archet entre deux cordes, en jouant deux puis quatre puis six ou huit notes dans chaque longueur d’archet : sol ré sol ré sol ré sol ré, ré la ré la ré la ré la.

Ce morceau est, à l’origine, une tentative de rendre cet exercice plus amusant musicalement. Comme la plupart des pièces du recueil, il tend toutefois à se complexifier à mesure que la partition progresse.

Étude 4 : le pantalon de velours
Nous arrivons ici aux pièces « trichées » qui représentent en fait la majeure partie du recueil : celles que j’ai écrites pour me sentir fier de moi (et, nous l’avons vu, conjurer par avance mon sentiment de culpabilité) mais que je n’ai en fait jamais travaillées moi-même à la contrebasse.

L’écriture syncopée et accentuée, l’emploi de lignes de basse discrètement chromatiques, l’usage décoratif de la quarte augmentée et la présence de neuvièmes ajoutées, font signe vers le tango nuevo — dont la contrebasse est d’ailleurs un allié organique et naturel. Certes, inutile d’attendre une virtuosité décoiffante, ça reste du tango « à papa » (d’où le pantalon en velours) ; mais, de par son rythme et la diversité de ses articulations, de son phrasé et de ses nuances, cette pièce est probablement difficile à jouer correctement pour un débutant — raison pour laquelle je me suis bien gardé d’essayer. Courageux, mais pas téméraire !

Étude 5 : l’anorak
Une faiblesse du répertoire pédagogique est qu’il requiert souvent des élèves de son comporter en petites fleurs fragiles : en matière de piano, La Méthode Rose en est un exemple frappant (et demeure, malgré tout, la meilleure méthode qui existe6). Même dans les Mikrokosmos de Bartók, il faut attendre les volumes les plus avancés pour avoir des gestes musicaux dignes de l’écriture « barbare » pour laquelle son auteur est célèbre.

Cette étude (que je n’ai pas non plus travaillée moi-même à ce jour) est donc une tentative d’imaginer un caractère instrumental décidé et affirmé (bourru sans être brutal) qui soit adapté aux moyens techniques d’un élève débutant. Comme dans beaucoup d’autres études présentées ici, le recours aux cordes à vide est abondamment utilisé et en particulier le mi grave — ce qui n’est pas forcément un cadeau car il s’agit d’une corde épaisse et lourde, qui peut peiner à se mettre en mouvement.

Étude 6 : le sous-pull
Tout comme dans l’étude 0 ci-dessus, cette brève pièce met en scène un « dialogue » entre deux écritures différentes. J’ai ici essayé de faire ressortir la différence par des moyens plus subtils : la différence de tessiture et de nuances est moins grande, et les phrases se distinguent les unes des autres avant tout par leur caractère (ponctuation détachée/liée) et leur couleur : quartes et quintes justes pour l’une, intervalles diminués pour l’autre. À part cela, rien de particulièrement remarquable.

Étude 7 : les grosses lunettes
Toujours dans l’étude du démanché entre premier et deuxième degré, l’idée m’est venue de traduire musicalement le désespoir qui s’était emparé de moi pendant quelques semaines. Cette petite étude est chromatique et grisâtre, mais j’espère pouvoir en tirer un effet involontairement comique, comme un lamento un peu grotesque, joué par un personnage maladroit (et doté, comme il se doit, de grosses lunettes).

Alors que je comptais terminer sur le sol dièse, j’ai trouvé amusant d’ajouter un fa... sans me rendre compte qu’il serait forcément entendu comme une résolution en fa mineur ! (Je compte cependant sur l’imprécision des hauteurs à l’extrême-grave de la tessiture, qui échappe pour une part à l’oreille.)

Étude 8 : le bonnet-lapin
Le titre de cette étude me fut suggéré par le médecin-psychiatre qui me suit (ou pour le dire de façon plus convenue et un tantinet snob : « mon psy »), un jour où je lui expliquais mon attirance généralisée envers les femmes portant un bonnet de laine sur la tête. Pour une raison inexplicable (et que je préfère probablement ne pas examiner de trop près), il se mit à parler de bonnets-lapin : c’étaient, me dit-il, des bonnets munis de grandes oreilles qui, paraît-il, avaient eu naguère leur heure de gloire7. Mais l’expression m’amusait ; lorsque je me mis (nous y reviendrons) à mettre des titres sur ces études, je ne manquai pas d’y inclure LE bonnet-lapin.

D’un point de vue intervallique, l’usage de tritons et de tierces majeures est ici purement idiomatique pour l’instrument (il s’agit d’intervalles voisins de la quarte, qui peuvent donc se jouer aisément avec des doigts successifs placés sur deux cordes voisines). Un peu comme avec l’étude 5, il s’agit ici d’une tentative de proposer à l’élève débutant des gestes instrumentaux décidés et faisant signe vers la notion de « virtuosité », non dans leur difficulté technique mais dans leur dimension maîtrisée et leur caractère assuré. La pièce (qui commence à être d’une longueur conséquente, suivant la progression générale du recueil) suit un plan A-B-A très classique, la section du milieu offrant des phrases plus liées tandis que tout le début, ainsi que la ré-exposition, se joue entièrement détaché.

Étude 9 : les chaussettes (trouées)
Comme peut-être beaucoup de béotiens en matière d’instruments à cordes8, je suis obsédé par les pizz de main gauche. Je trouve que c’est la découverte du siècle, mieux que l’invention de l’eau tiède, je suis en pâmoison dès que j’en vois (par exemple dans le Trio de Ravel, ou les Contrastes de Bartók), et j’ai toutes les peines du monde à me retenir d’en mettre partout dans ma propre musique. Et de fait, je ne me retiens pas toujours, comme nous l’avons vu plus haut.

Cette étude est donc mon défouloir personnel en matière de pizz de main gauche, et le titre fait allusion aux « trous » que ceux-ci représentent dans le discours musical. D’un point de vue technique, elle commence aussi à requérir des positions assez basses sur le manche (s’approchant même de l’octave, que j’ai commencé à aborder après un peu moins de six mois de pratique), et s’achève par une suite de double-cordes qui correspondent à l’idée que je me faisais, à ce stade, d’une écriture « spectaculaire » à la contrebasse.

Étude 10 : la combinaison de ski
Autre étude « thématique », celle-ci explore les harmoniques, c’est-à-dire avant tout celle d’octave qui fait partie de la technique de jeu essentielle de l’instrument, mais aussi l’harmonique naturelle de quinte, un peu plus difficile à sortir (à mon niveau du moins). Je l’avais appris en cours d’orchestration mais il faut le voir soi-même pour mesurer à quel point c’est vrai : la contrebasse raffole des harmoniques naturelles, en particulier dans l’aigu de l’instrument, où elles permettent de jouer juste et sans trop d’efforts de la main gauche.

Étude 11 : ... le slip !
Cette dernière étude tente de pousser un peu plus loin (mais pas trop, espérons-le) l’aspect « virtuose » dont nous parlions plus haut. Jouée à un tempo suffisamment vif, j’espère qu’elle pourrait même être donnée, par exemple, en concert d’élèves. (Mais, comme je le disais : aucune garantie.)

La question des titres est de celles que je ne parviens jamais à trancher. En « vieux con » que j’estime être, mon penchant naturel m’inciterait plutôt à ne pratiquer que des titres non-descriptifs, austères et classiques : sonate, prélude, nocturne... après tout, à quel auteur du XIXe siècle serait-il venu à l’idée de glisser des blagounettes dans les titres de ses morceaux ?

Et pourtant, certains instruments semblent appeler les titres imaginatifs ; tout particulièrement dans le répertoire pédagogique où les auteurs semblent rivaliser (souvent piteusement) d’idées saugrenues, quitte à trahir la pauvreté de leur imagination (aah, la Méthode rose et ses Tendre berceuse et autres Vaillant chevalier), la ringardise inhérente à leur génération (Marcel Bitsch — enough said), ou leur absence de sens de l’humour. À ce paysage navrant de la musique didactique française, je me devais donc d’apporter ma propre insuffisance.

C’est en rentrant chez moi, par l’un de ces soirs d’automne qui m’amènent toujours à me demander pourquoi diable le mois de novembre n’a pas été classé dans la saison « hiver », que l’idée me vint de donner des titres en forme de vêtements. C’est marrant et culturellement (à peu près) neutre9, ça peut parler aux enfants aussi bien qu’aux adultes (pour tout ce qu’il y a entre les deux, j’ai abandonné), et si un jour je trouvais quelqu’un pour illustrer ces partitions, cela pourrait donner lieu à des dessins rigolos.

Cela autorise une certaine fantaisie (quoique relativement innocente) : par exemple l’accumulation discrète de modalisateurs décoratifs (les trois couleurs du gilet, les chaussettes trouées, etc.), ou encore l’appel à une imagination tactile et sensorielle (le velours côtelé, le tricot).

Du coup, le recueil peut se lire comme une partie de Loup y es-tu ; « je mets ma culotte », « je mets mon pantalon », etc. Il devient alors amusant de subvertir l’ordre du rituel d’habillement, en commençant par les bottes avant les chaussettes, l’anorak avant le sous-pull, les moufles avant tout le reste... Et le slip en tout dernier, comme un oubli à réparer d’urgence — libre au lecteur d’en faire une lecture psychanalytique, ce qui m’amuserait.

Le fait de terminer par le slip est non seulement logique, mais pas entièrement innocent (puisque je parlais à l’instant de subversion) : je publie ce recueil dans un contexte socio-politique de retour en force des valeurs réactionnaires et contre-révolutionnaires, où les questions liées à l’éducation des enfants et au tabou de la nudité se retrouvent agitées comme un hochet pour un oui ou pour un non.

Quelques transcriptions et paraphrases
Les pages qui clôturent le présent recueil ont été rédigées début 2014. J’y présente pêle-mêle quelques idées qui me sont venues d’après des morceaux de piano dont je suis familier : le Jimbo’s Lullaby de Claude Debussy dont j’ai fait la connaissance autrefois à l’âge de onze ans et que j’enseigne aujourd’hui à mes propres élèves, ou encore les deux sonates en La mineur de Schubert qui restent pour moi un objet mystérieux et fascinant. (Je parle ici de leur version d’origine, et non de cette transcription lourdement adaptée qui, malheureusement, ne garde pas grande trace du mystère en question.)

À ces phrases s’ajoute ici un thème de jazz qui m’accompagne lointainement depuis une petite quinzaine d’années, et que l’on reconnaîtra peut-être ici même si je ne l’évoque que par allusion. De fait, le jazz est le langage par lequel j’en suis venu, à l’origine, à m’intéresser à la contrebasse (dans sa version exclusivement pizzicato à l’origine, tant il est vrai que chaque fois qu’un contrebassiste de jazz se saisit d’un archet, l’on peut s’attendre à un long et plus ou moins éprouvant moment de solitude).

Hervé Moreau, du reste, m’a fortement encouragé à fournir ce genre de partitions : « si tu as d’autres idées de morceaux jazz comme ça avec pizzs et petite mélodies (arco ou pas) ça va faire un malheur ! » Je m’y mettrai peut-être un de ces jours, mais je dois avouer avoir du mal à considérer cela comme un travail d’écriture honnête, puisque c’est plutôt un amusement pour moi et que cela ne me demande quasiment aucune réflexion (ce genre de partition prend moins de temps à écrire qu’à écouter ; je pourrais en faire des dizaines de suite sans y accorder aucune valeur).

Je parle bien sûr ici d’honnêteté intellectuelle, et non de la vaste fumisterie que certains persistent — paraît-il — à appeler « droit d’auteur » : en effet, pour peu que d’obscurs laquais de l’industrie discographique en aient vent, une ligne de basse s’inspirant d’une grille d’accords sous copyright pourrait très bien se trouver attaquée pour délit de contrefaçon.

À quoi je réponds : come at me, bro.

Bonne lecture !
Valentin.


[1Je préfère d’ordinaire éviter de mentionner ce nom.

[2Qualité que la contrebasse possède en commun avec la harpe, les instruments à clavier et la plupart des percussions d’orchestre.

[3C’est la raison pour laquelle je n’essaye aujourd’hui même plus d’assister à des cérémonies, qu’elles soient religieuses ou non : dissimuler mon mauvais esprit me demanderait trop d’énergie.

[4Je n’ai jamais dû employer le verbe « advenir » que dans cet article. Mais en même temps, ça fait classe. Alors.

[5Ou encore dans la musique du film The Matrix — mais en matière de référence culturelle, ça fait moins classe.

[6Même si j’ai parfaitement conscience de passer pour le dernier des réacs à chaque fois que j’ose proférer cette phrase.

[7Vérification faite avec mon moteur de recherche habituel, je n’en trouvai aucune trace.

[8Le piano se rapprochant davantage, je l’ai dit, de la famille des percussions.

[9Toujours ça de pris en ces temps d’hystérie identitaire raciale et religieuse jusqu’au sommet de l’appareil médiatique et gouvernemental...

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