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8 - Yo-yo.

mardi 27 janvier 2009, par Valentin.

Mardi, toujours. Fin d’après-midi.

Enfin. Je me retrouve dans une chambre décente : il ne gèle pas, les murs ne tombent pas en lambeaux, il y a des toilettes, une douche avec _même_ de l’eau chaude, une prise murale pour brancher mon ordinateur portable, et le wifi...

Le wifi marche !!

J’en pleurerais.

J’aurais pu pleurer pour autre chose tout à l’heure. Cet après-midi, nouvelle répétition avec l’orchestre. J’étais fort peu désireux de renouveler l’expérience de Samedi, mais bon, en faisant un petit effort...

Ayant très bien remarqué que mes indications, remarques ou suggestions n’étaient pas franchement les bienvenues auprès du chef d’orchestre (il donne des signes très clairs pour ces choses là, c’est son métier d’être clair, sans doute), j’avais choisi de ronger quelque peu mon frein, lorsque... Lorsque je remarquai (grand est mon sens de l’observation) qu’à la fin de chaque scène, de chaque passage, le chef se tournait vers quelqu’un assis dans la salle, pour lui demander ses commentaires. Ce quelqu’un, je le reconnus vite : c’était le chef de chant, qui avait installé la partition sur un pupitre et suivait attentivement la musique en prenant des notes.

Eurêka ! J’allai donc, suivant un plan subtil et redoutable, m’installer à côté dudit chef de chant. Le chef de chant, c’est en fait le pianiste qui accompagne les chanteurs pendant les répétitions ; il les fait aussi travailler, les guide, les conseille ; en gros c’est un pianiste à qui on demande de se servir de ses oreilles — peut-être est-ce là la raison pour laquelle on lui donne un nom différent.

Chef de chant, c’est un peu mon job dans le civil — du moins, ça l’était avant que je ne me mette à couper tous les ponts pour écrire un opéra. Peut-être est-ce pour cette raison, et aussi en raison de l’estime que j’ai pour lui, que, depuis mon arrivée, j’avais plus ou moins sympathisé avec lui. Chouette ! Enfin un interlocuteur avec qui partager mes tourments et mes doutes — pensais-je.

... Jusqu’à ce que. Malheur. Impossible de me souvenir à quel moment j’ai commis l’Infâmie, mais toujours est-il que je me suis permis, un instant d’égarement... de tourner la page de la partition.

Que ne m’étais-je pas permis là ! (À ma décharge, c’est aussi une déformation professionnelle : mon métier avant chef de chant, c’était tourneur de pages.) « Il faut que tu arrêtes de mettre tes doigts dans les partitions du chef de chant ou du chef d’orchestre, ça ne se fait pas et c’est extrêmement déplaisant. »

Imaginez mon abasourdissement. Là d’où je viens, tout le monde pique allègrement la partition de tout le monde, bosse avec, rature dedans, et nul n’y trouve rien à redire.

J’hésitais entre me rouler par terre en sanglotant ou l’éventrer sur place, alors j’ai juste pris mon air ingénu breveté 12 bis et dit avec contrition « ah ? Désolé... je ne savais pas... » (Si j’avais eu dix ans de plus que lui, je lui aurais tapoté sur l’épaule et conseillé de péter un coup. Manque de pot, c’est lui qui a dix ans de plus que moi.)

Apparemment, c’est quelque chose qui cherchait à sortir depuis longtemps. Il m’a expliqué par le menu que c’était une violation de l’intimité des interprètes, doublé d’un manque de respect envers le chef (la seule fois où j’ai parcouru la partition d’orchestre, ça doit pourtant remonter à dix jours) et d’un sacrilège suprême lorsque — comble de la profanation — je me permettais même de corriger une note au crayon dans la partition (la seule fois où je l’ai fait doit remonter à deux semaines, c’est dire s’il tenait les comptes depuis longtemps) ! Comme je lui faisais remarquer que je faisais sensiblement le même métier que lui depuis des années sans avoir jamais eu vent d’un tel rite, il m’a répondu assez sèchement que (en substance) c’était sans doute parce que, non, nous ne faisions pas le même métier.

Ah.

D’accord.

Merci pour la mise au point.

Maintenant, à mon tour.

Je.

HAIS.

Ce.

Milieu.

Je déteste, déteste, déteste, cette espèce de fausse décontraction pseudo-« jeune et cool », où tout le monde se tutoie, papote ensemble, se fait des compliments à tire-larigot, et qui pourrait presque passer pour de la sympathie aux yeux d’un esprit faible (moi, pour le coup). Je conchie cette ambigüité permanente, où le fait de dire directement le fond de votre pensée (comme je le fais ici-même) vous vaut des regards interloqués, où une attitude prétendument moderne masque en fait des barrières hiérarchiques à côté desquelles l’Ancien Régime ressemblerait à un village de vacances.

Oh, que je suis content d’être compositeur.

Oh, que j’aimerais retourner illico dans mon antre, écrire une sonate pour piano, et jouer à GTA IV tour à tour, sans avoir à parler à personne.

Merci pour la mise au point, l’ami.

Anne-Marie de Lavilléon, ma révérée professeur de piano à qui voilà trois ans que je me suis promis d’écrire « dès le jour où j’aurai une vie », m’avait dit un jour « tu sais, on ne se fait pas d’amis dans ce métier. Jamais. » Oh, qu’elle avait raison.

Se protéger, constamment se protéger des enthousiasmes trop rapides, et de ce fait des déceptions amères. Tout faire pour échapper à ce yo-yo émotionnel.

Se protéger, compter ses amis, et en réduire le nombre au strict minimum.

En ce qui me concerne, le minimum est de zéro.

Valentin

Messages

  • "Oh, que je suis content d’être compositeur.

    Oh, que j’aimerais retourner illico dans mon antre"

    D’accord, on peut compatir.

    Mais composer sans vous faire jouer, alors, parce que si vous « conchiez » le milieu, (et en le clamant ouvertement, qui plus est), il est à craindre qu’il vous le rende... Qu’en dites-vous ?

    • J’en dis que si ma musique est bonne, on la jouera, et si elle est minable, on ne la jouera pas. En plaçant mes partitions sous des licences alternatives, je donne d’ailleurs aux interprètes la liberté de les découvrir et de les travailler hors de mon contrôle.

      Entendons-nous bien (puisque vous exprimez en gros toujours le même point de vue ici, c’est que je n’ai pas dû y répondre assez clairement).

      Ce site personnel est destiné à recueillir mon témoignage quotidien, sans autre limite que mon respect pour les gens que j’évoque. L’exercice perdrait tout intérêt (et vous seriez la première à vous en gausser) si j’en faisais un blog de « promo », présentant tout sous un jour idyllique.

      D’abord, tout n’est pas, loin de là, idyllique (à commencer par les incessants accidents sur le plateau où nous avons frôlé le pire à plusieurs reprises).

      Ensuite, je trouve potentiellement intéressant de raconter mes étonnements, mes surprises, bonnes ou mauvaises. Si un tel témoignage avait existé il y a cinq ans, j’aurais davantage su à quoi m’attendre en écrivant cette partition.

      Je pourrais certes faire quelque chose de plus exhaustif et pédagogique (hier j’ai parlé avec les costumières, et j’ai donné un coup de main aux décorateurs qui repeignaient le plateau). Mais il est normal (et sain) que j’évoque en priorité ce qui me marque le plus (et, croyez-moi, ce qui transparait sur ce blog est déjà la version light).

    • Je comprends ton désarroi, c’est ton enfant cet opéra ! Mais tu es un peu dans la position du Papa qui envoie son enfant à l’école pour la première fois et qui a peur qu’on ne s’y prenne pas comme il faut avec lui ! Fais confiance, ils font leur métier et chacun sait que les pratiques diffèrent au sein du même « art...isanat ». Moi.

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