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Another day in Baghdad

jeudi 8 janvier 2015

Je rédige cet éditorial au lendemain de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo, non seulement afin d’essayer de faire le point sur ma propre lecture de ces circonstances mais aussi, moins avouablement, parce que cela m’évite de rédiger le billet de « bonne année » auquel je sacrifie habituellement.

C’est pendant ma journée de cours, hier (le mercredi j’enchaîne les cours sans interruption de 10h à 20h), qu’une maman d’élève, en état de choc manifeste, m’a informé de ce fait divers spectaculaire. Comme pour beaucoup de gens de mon milieu social et de ma génération (ou plutôt la génération antérieure à la mienne), la disparition du dessinateur Cabu, particulièrement dans des circonstances aussi tragiques, me touche presque intimement ; en toute sincérité, je ne peux en dire autant pour ses collègues assassinés, ni malheureusement pour les malheureux(se) anonymes qui ont également perdu la vie — dans la plus grande indifférence des comptes-rendus médiatiques, à un point qui frise d’ailleurs l’indécence.

Et pourtant. Charlie Hebdo, j’en avais fait le deuil depuis déjà une dizaine d’années — et ce deuil, pour être franc, n’avait pas été moins douloureux que celui qui s’abat soudainement sur le pays. C’est qu’il vieillissait bien mal, le ci-devant parangon de la contestation anti De Gaulle, en glissant insensiblement du matraquage des puissants à celui des opprimés : son mépris pour le peuple en général, mais tout particulièrement pour ses zones les plus fragiles (à commencer par les musulmans) en était venu à faire le jeu, d’abord accidentel, puis éhontément revendiqué (Bernard Maris est mort mais Philippe Val se porte bien, au fait) de partis de gouvernement injustes, stupides, égoïstes, arbitraires, illégitimes, et élevant au rang d’institution le racisme d’État.

Cette pente vers le conformisme, la veulerie et la Réaction faisait de Charlie Hebdo, ou à tout le moins de ce qu’il en restait (Cavanna et Choron ayant eu le bon goût de mourir trop tôt pour y assister), un emblème du renoncement d’une certaine génération et de la déception d’une certaine gauche. Qu’il soit également devenu, pour une poignée d’ahuris, le parangon de l’islamophobie ambiante (au demeurant avérée et aussi réelle qu’un crachat quotidien à la gueule de quatre millions de citoyens français), est à mon sens un épiphénomène regrettable, dont la rédaction du journal n’était responsable que très indirectement.

Et : non, cela ne justifie pas d’aller canarder qui que ce soit ; et : oui, je préfèrerais éviter d’avoir à ajouter cette précision dans le seul but de conjurer l’hystérie émotionnelle qui ne manquera pas de prendre pour cible quiconque ne s’associerait pas pleinement à la « douleur » de la « nation ». De même que je plains les musulmans qui, dans les jours à venir, se verront intimer l’ordre de se désolidariser à voix haute des terroristes, islamistes et autres épouvantails contemporains. Comme à chaque fait divers, il faudra d’ailleurs nous attendre à de nouvelles lois ineptes et anti-républicaines — d’aucuns s’étonneront peut-être de ce que je parle de « fait divers » là ou je devrais sans doute, emboîtant le pas au chœur des pleureuses, parler de « drame inqualifiable » ou que sais-je. Mais nous ne vivons pas hors de l’Histoire, et le fait est que même les malheureuses 3000 victimes des attentats du World Trade Center en 2001, ont laissé une bien moindre trace dans l’histoire que le Patriot Act ou les deux guerres qui ont été menées en leur nom.

De fait, aujourd’hui plus que jamais s’applique la loi du mort au kilomètre : après tout, comme le faisait remarquer un commentateur je ne sais plus où, ce que nous venons de vivre « ne serait qu’une journée ordinaire à Bagdad », et je ne me souviens pas d’avoir vu un tel déferlement d’indignation légitimée lorsque des va-nu-pieds, par exemple arabes, se faisaient massacrer par des armées « civilisées » au moyen-Orient (ou encore, lors de bavures policières dans nos propres contrées). Le mauvais esprit que je suis ne ne peut s’empêcher de voir, dans l’émotion journalistique unanime à laquelle nous assistons ici, le sursaut d’un microcosme parisianiste et de l’entre-soi médiacratique. De même dans l’ignoble récupération politique et la dépolitisation ridicule à laquelle l’évènement sert de prétexte ; de même, enfin, pour les manifestations de deuil national, qu’elles soient de nature institutionnelle, prétendument spontanée ou plus ou moins visiblement prescrite par les péroreurs de masse. L’occasion n’est que trop belle de (prétendre) célébrer « notre » amour de la liberté d’expression, de la liberté de la presse, de la liberté, liberté chérie... tant que vous n’avez pas le malheur de faire partie des 30000 immigrés déportés cette année. Ou des 85% de demandeurs d’asile renvoyés au diable vauvert. Ou des chômeurs tenus d’expier sans cesse leur statut ontologique d’immondes parasites. Ou des gens du voyage. Ou des musulmans (ou pire, des femmes musulmanes). On continue ?

Alors oui, je me sens indigné aujourd’hui. Mais je n’oublie pas que les sujets d’indignation ne manquent pas. Et qu’une fois démonté le grand chapiteau du cirque médiatique, notre monde restera, dans sa noirceur, son injustice et sa cruauté, avec l’assentiment placide de ceux qui en bénéficient. Tâchons de ne pas ajouter à cet assentiment le nôtre — quelqu’abondants que puissent être les torrents de larmes versés en hommage à Charlie Hebdo dans une touchante démonstration d’humanité commune. Et puisque la récup’ est à la mode, s’il nous fallait absolument rendre hommage, ce serait au Charlie des origines : celui que portait un esprit de lutte.

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